Mc 10, 46-52Carême Vendredi 11 mars 2016Année C
« Que veux-tu que je fasse pour toi ? »
Sur la route de Jéricho, un
aveugle crie. La foule les rabroue. Ils se mettent alors à crier encore
plus fort, pour couvrir la voix de ceux qui veulent les faire taire.
Nous vivons à une époque où les cris font partie de la vie. Il y a
quelques semaines, le dimanche de la santé avait pour thème : « Qui
entendra nos cris ? ». Dans notre monde, aujourd’hui, beaucoup de
personnes ne parlent plus, elles crient, pour mieux se faire entendre.
Parmi ces cris, nombreux sont ceux qui incarnent un appel, un appel
vers l’autre, un appel vers Dieu. Oui, il est permis de crier vers Dieu
pour l’appeler face à une détresse personnelle, familiale,
professionnelle, collective.
Vous aurez sans doute remarqué,
en parcourant la Bible, que très souvent la prière se fait cri. Dans le
livre de l’Exode, « Moïse cria vers le Seigneur : ‘’que vais-je faire
de ce peuple ?’’ » (Ex 17,4). Ou encore, dans le psaume 114 : « Le
Seigneur entend le cri de ma prière ; il incline vers moi son oreille
». Dans le 1er livre des Rois : « Nous sommes, Seigneur, ton peuple et
ton héritage (…). Ecoute tes serviteurs toutes les fois qu’ils crieront
vers toi » (1R 8,51). Aujourd’hui, dans le texte proposé pour notre
méditation, l’aveugle de Jéricho doivent couvrir les cris de la foule
qui veut les faire taire. Nous pourrions citer encore beaucoup
d’exemples : citons-en un dernier, celui du Messie, annoncé comme
silencieux par Isaïe : « Il ne criera pas, il ne haussera pas le ton,
il ne fera pas entendre sa voix au-dehors » (Is 42,2) ; il va
finalement pousser un grand cri sur la croix : « Éloï, Éloï, lema
sabactani ? », ce qui se traduit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34). Ce cri est le point culminant de la
Passion, un cri que l’on pressent tout au long du Carême. Le Christ,
Dieu fait homme, exprime ainsi la prière de toute l’humanité qui crie
vers le Père. En la personne de Jésus se réalise l’alliance entre nos
cris et l’accueil inconditionnel du Père.
Ces cris, ce sont ceux de la colère et de la révolte, de la maladie et
de la souffrance, de la solitude et de l’angoisse, et ce cri suprême
quand la détresse atteint son apogée et qui devrait déchirer nos cœurs
: « Seigneur où es-tu ? Ton silence est comme un grand vide en moi et
autour de moi ! ».
Soyons en certains, dans notre
foi : tous ces cris que nous entendons, que nous poussons nous-mêmes,
ne s’évanouissent pas dans le néant. Ils sont reçus par le Seigneur qui
s’arrête sur la route de Jéricho, et qui nous adresse personnellement
cette parole : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ».
J’aimerais, au cours de cette
soirée, que chacun d’entre nous entende en lui cette question de Jésus
quand il est éprouvé, et que chacun l’adresse à toute personne
rencontrée qui nous crie quelque chose de sa pauvreté, de sa
souffrance, de son attente, et lui dise « confiance, lève-toi, il
t’appelle ! ».
Entendre cette question de Jésus, c’est déjà être en prière. La prière
ne relève pas de la magie, mais par elle l’Esprit Saint, l’Esprit de
Dieu qui habite Jésus, nous porte pour affronter les épreuves de la vie.
Entendre pour soi cette question,
ou la poser à un frère ou une sœur, c’est nous situer avec le Christ,
dans une posture de diaconie, c’est-à-dire de serviteur. C’est nous
situer avec le Christ, au centre de la croix, qui est le creuset ardent
de la miséricorde. Par sa dimension verticale, la croix nous relie à
Dieu. Par sa dimension horizontale, la croix nous relie à nos frères.
Trop souvent, nous ne voyons dans la croix qu’un sacrifice d’expiation.
Elle est bien plus que cela : le Christ sur la croix porte toute la
pesanteur de la longue marche de l’humanité qui cherche, qui titube,
qui trébuche, qui s’écroule ici et là, mais qui se relève grâce à une
force qu’elle ne reconnaît pas encore. Une marche qui nous polarise
vers l’avant et vers le haut, par la puissance de l’amour qui est don,
par la puissance de la miséricorde qui est pardon.
La croix, c’est précisément ce
qui déploie la miséricorde, depuis son foyer qui est le Christ, vers
tous les membres de son corps qui est l’humanité. Entre le centre de la
croix et ses extrémités verticales comme horizontales, résonne cette
question : « que veux-tu que je fasse pour toi ? ».
Car tous, nous formons un seul
corps. Quand un membre souffre, il crie, et les autres membres se
penchent vers lui pour prendre quelque chose de sa souffrance et
l’aider à se relever. L’énergie nécessaire nous dépasse : elle nous est
donnée par le Seigneur pour que la vie demeure partout où elle est en
péril. Paul CLAUDEL a eu cette parole remarquable : « Dieu n’est pas
venu supprimer la souffrance. Il n’est pas venu l’expliquer. Il est
venu la remplir de sa présence ».
Nous sommes au cœur de la
miséricorde, un mot qui a peut-être du mal à résonner dans notre
conscience contemporaine. Nous avons du mal à la définir. Et oui, nous
sommes à l’époque des « clics » sur les ordinateurs, où nous obtenons
tout de suite et sans effort ce que nous recherchons. Du coup, nous
avons peut-être perdu l’habitude de chercher et d’éprouver en
nous-mêmes le sens des mots, ce qui fonde notre être, notre
affectivité, notre vie.
C’est une chance que l’Eglise, et
son pasteur François, nous stimule sur un mot qui traverse toute la
Bible, preuve que l’on touche avec ce mot l’être même de Dieu. Car si
Dieu est don par la vie qu’il nous a donné, il est pardon par la
miséricorde qu’il nous redonne toujours et sans compter.
Alors, centrons-nous quelques
instants sur ce mot : miséricorde. Son origine latine est simple :
misericordia, qui signifie littéralement « avoir son cœur (cor) auprès
des pauvres (miseri) », un cœur qui bat avec et pour les pauvres.
Entendons bien : toutes les formes de pauvreté. Mais qu’est-ce qu’une
pauvreté ? Je dirais que c’est une situation de vie qui tend à nous
exclure du corps de l’humanité, du Corps du Christ, une situation où le
lien avec les autres, et finalement avec nous-mêmes, est en train de
lâcher. Or nous sommes, par nature humaine et divine, des êtres de
relation. Notre vie n’a de sens que dans l’« être avec », car Dieu
lui-même est relation avec le Fils et l’Esprit. Et cet « être avec »
est amour, tendresse, pardon, empathie, compassion. Le langage humain a
toujours cherché à s’approcher de Dieu, quitte à faire appel à une
grande diversité de termes quand le sujet est grand. C’est le cas de la
miséricorde. En hébreu, dans la Bible, on trouve plusieurs termes pour
exprimer la richesse et la profondeur de la miséricorde. Le premier
terme est bésèd, traduit par « amour » ou « tendresse ». Le psaume 135
le répète 26 fois, pour signifier la fidélité du Dieu qui veille. Un
autre mot hébreu est rahamîm, qui traduit le bouleversement jusqu’aux
entrailles, à l’image de l’affection d’une mère pour son enfant (Is
49,15), d’un père pour son fils (Ps 102,13). Huit siècles avant
Jésus-Christ, le prophète Osée franchit un pas supplémentaire dans la
révélation, avec cette intuition fulgurante que Dieu est bouleversé aux
entrailles pour son peuple, pour l’humanité. Il faut relire le chapitre
11, qui détruit toutes les images qui ont fait de Dieu un Dieu sombre,
lointain, prompt au châtiment. Ecoutons Osée :
«
Et
moi, j’avais appris à marcher à Ephraïm, dit le Seigneur. Je le prenais
par le bras, et ils n’ont pas compris que je prenais soin d’eux. Je les
menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour ; j’étais
pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson, tout contre leur joue,
je m’inclinais vers lui et le faisais manger (…). Comment
t’abandonnerais-je ? (…) Je ne donnerai pas cours à ma colère. Je ne
détruirai pas à nouveau Ephraïm, car je suis Dieu et non pas homme, au
milieu de toi je suis Saint, et je ne viendrai pas avec fureur » (Os, 11,3-4.8-9).
L’image que l’homme se fait
souvent de Dieu est celle d’un maître absolu, qui surveillerait de haut
ce qui se passe ici, et dont la volonté s’imposerait par-delà une
distance que rien ne permettrait de franchir. Cette représentation
reflète les rapports de domination et de dépendance mondaines. La
miséricorde, c’est l’inverse. La révélation biblique, qui dans la foi
chrétienne atteint sa plénitude dans les paroles du Christ, est aux
antipodes de cette conception qu’Osée fut l’un des premiers à dénoncer.
Dieu, créateur de l’univers, est amour et miséricorde. A tous les
degrés de l’évolution de l’univers, la matière, la vie cherchent à
construire, à rapprocher, non pas pour fusionner dans un grand tout
indifférencié, mais pour édifier chacun.
Au plus haut degré de
l’évolution, avec l’homme et la femme, cela se traduit par l’amour,
dans la reconnaissance et le respect de chaque vie que nul n’a le droit
de toucher. Cela se traduit par la miséricorde, dans l’attention pour
relever chaque vie qui trébuche et qui tombe.
Notre présent et notre avenir
prennent sens et consistance dans l’amour et dans la miséricorde, dans
ce qui fait naître et dans ce qui relève. Et la source de cet amour et
de cette miséricorde est éternelle, elle est inscrite au plus profond
de nous. Elle est Dieu.
Ainsi, la miséricorde n’est pas
un concept, mais un visage, celui du Christ amour tout puissant qui
porte les péchés du monde. La tradition chrétienne dit que nous sommes
pécheurs. En hébreu, pécher veut dire « rater sa cible », donc passer à
côté du projet d’amour de Dieu. Mais Dieu nous invite toujours à
recentrer notre projet de vie vers lui. C’est cela, le pardon, qui est
le fruit concret de la miséricorde de Dieu, et qu’il nous invite à
propager en son nom : « pardonne-nous nos offenses, comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». N’oublions jamais que ces
paroles du Notre Père sont des paroles divines, prononcées pour nous
par Dieu dans le langage humain.
Pardonner et être pardonné est
une source de libération et de croissance. Ce n’est pas toujours
facile. Car nous sommes tous faillibles. Affirmer le pardon infini de
Dieu ne consiste pas à justifier l’horreur ou tolérer la violence. Pour
qu’il y ait miséricorde, il faut d’abord une reconnaissance de
l’injustice, du péché. Ce n’est pas la vengeance mais la miséricorde
divine qui a le pouvoir de poser une limite au mal. Benoît XVI écrit :
« A la violence, à l’ostentation du mal s’oppose dans l’histoire la
miséricorde divine, comme le « totalement autre » de Dieu, comme la
puissance propre de Dieu ».
« Que veux-tu que je fasse pour
toi ? » nous demande Jésus ce soir, dans notre démarche d’abandon.
Notre abandon n’est pas une démission, mais une confiance dans sa
miséricorde, c’est-à-dire dans son amour pour ce qui nous manque. Cette
question ne fut pas posée par Jésus dans un tête-à-tête avec l’aveugle,
mais au milieu de la communauté et de la foule qui suivait Jésus.
Cette dimension communautaire, cette fraternité, exprime bien la
pédagogie divine : nous sommes appelés, par vocation, à être à l’écoute
des cris de nos frères, et à les accompagner au nom du Seigneur. C’est
le sens du geste de l’accueil et de la prière autour de l’icône que
nous pourrons vivre dans quelques instants. C’est le sens du pardon au
nom du Seigneur, que les prêtres pourront nous donner dans le sacrement
de la réconciliation.
N’oublions pas que l’année de la
miséricorde se déploie dans le cadre du Jubilé extraordinaire qui s’est
ouvert le 8 décembre dernier. Par ses racines, le mot « jubilé »
signifie « voir plus loin, se réjouir ». Au cours d’un Jubilé, on prend
le temps de marquer une pause, de revenir à l’essentiel, de se pencher
vers ceux qui crient, que ce soit dans nos familles, dans notre
travail, dans nos engagements, dans nos lieux de vie, ou que ce soit
encore dans ces lieux indicibles qui sont des jungles, des « nul part »
pour ceux qui souffrent, qui sont sans travail, sans liens familiaux ou
sociaux, qui sont exploités, détruits par une certaine machine
économique qui ruine la condition humaine pour lui faire entrevoir le
néant.
Alors ne soyons pas la foule qui
couvre le cri des pauvres, c’est-à-dire de ceux qui ont perdu leur
place dans le corps de l’humanité. Soyons la foule qui dit « confiance,
lève-toi, le Seigneur t’appelle ». Accueillons la miséricorde du Père
et faisons œuvre de miséricorde. Comme le dit Saint Basile de Césarée
au 4ème siècle : « Par la miséricorde envers le prochain, tu ressembles
à Dieu ». Alors la miséricorde ne sera plus un mot apparemment désuet
et abstrait, il deviendra un mot nourri de ce que Dieu a déposé en toi
dés ta naissance, qu’il révèle à toi comme un don dés ton baptême,
qu’il fortifie chaque fois que tu pries avec tes frères.
« Que veux-tu que je fasse pour
toi ? » : Jésus t’adresse cette question. Jésus t’invite à la poser à
ton frère. Au cours de ce carême, au cœur du Jubilé de la miséricorde,
reprenons cette question, remettons-la au centre de chacune de nos
rencontres, même si c’est dans le silence, même si c’est seulement par
un simple sourire. Ce peut être aussi dans les larmes, mais souvent ce
sera aussi dans la joie. La joie de la miséricorde !
Christophe DONNET, Diacre permanent,
Paroisse St Benoît, St-Etienne
11 mars 2016
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