Dérisoire.
Cinq
pains et deux poissons pour nourrir cinq mille hommes… !
Les
disciples
ont dû se sentir bien démunis, quand Jésus leur a demandé, dans cet
endroit désert, « donnez-leur vous-mêmes à manger ».
Ils ont d’abord envisagé d’aller faire les courses. Mais le jour
commençait déjà à baisser ; le temps d’aller et revenir, était-ce
raisonnable ? De plus, ils auraient dû dépenser une fortune pour
une telle quantité de personnes. Non, vraiment, ce n’était pas
raisonnable. C’était même impossible.
Nous avons peut-être déjà vécu nous-mêmes une situation
semblable. Une situation où nous avons des moyens que nous jugeons
dérisoires – ici, 5 pains et 2 poissons – et Jésus nous demande quelque
chose qui nous semble énorme, comme nourrir une foule.
L’expérience
montre,
et la tradition de l’Église aussi, qu’en effet, Dieu ne demande jamais
l’impossible. Ou plutôt, il demande des choses qui semblent impossibles
mais qu’il rend lui-même possibles. À celui à qui il demande, il donne
la capacité d’accomplir sa demande. « Pour l’homme, c’est
impossible. Mais rien n’est impossible à Dieu » disait Jésus
dans un autre passage d’évangile.
Cet
épisode
de la multiplication des pains en est une illustration. Mais on peut y
trouver également bien d’autres enseignements :
En
premier
lieu, bien évidemment, cette miraculeuse profusion de nourriture est une
façon symbolique pour Saint Luc de nous dire que Jésus est
la vraie nourriture. C’est par Dieu que nous avons la vie, c’est lui qui
nous rassasie et qui vient nous restaurer. Nous restaurer dans les deux
sens du terme. Jésus est venu parmi nous, Dieu descendu du Ciel, pour se
donner lui-même en nourriture. Et la nourriture qu’il nous donne, c’est
son propre corps. Saint Jean sera encore plus explicite, puisqu’il fera
dire à Jésus au chapitre 6 de son évangile : « Moi,
je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un
mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai,
c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. »
Le
deuxième enseignement de cet épisode, c’est donc l’annonce du don de
l’Eucharistie. Situé au milieu de l’évangile de Luc, ce passage nous
rappelle que l’eucharistie est le cœur de notre relation à Dieu, le
centre et donc le sommet de notre foi. C’est aussi ce que nous dit la
deuxième lecture, qui raconte comment, lors de son dernier repas, Jésus,
en partageant le pain et le vin, en utilisant les rites et les coutumes
de son temps, vient revisiter et actualiser les gestes de la tradition
pour en faire les signes de l’Alliance nouvelle entre Dieu et les
hommes. Et cette alliance est scellée par le don de sa vie pour le salut
de chacun d’entre-nous.
Un
troisième
enseignement, moins théologique ou en tout cas plus concret, c’est que
Jésus ne veut rien faire sans notre collaboration. Il a fallu que les
disciples apportent le peu qu’ils avaient – cinq pains et deux poissons
– pour que Jésus puisse faire que tout le monde ait à manger. Ainsi, le
pain et les poissons consommés par cette foule ne sont pas tombés du
ciel, n’ont pas été créés à partir de rien. Ils sont le résultat de la
multiplication de ce que les disciples ont pu apporter. Ce n’est donc
pas une addition, mais bien une multiplication. Si les disciples
n’avaient rien apporté, la multiplication par zéro n’aurait pas donné
autre chose que zéro.
À
partir de ce dérisoire, cinq pains et deux poissons, Jésus a produit
l’abondance. On peut même dire la surabondance, puisque même après que
chacun ait été rassasié, on remplira douze paniers avec les restes. Ceci
constitue un quatrième enseignement, qui nous apprend qu’avec Dieu, il
n’y a pas de demi-mesure. La foule n’a pas été juste nourrie du minimum
qu’il faut pour ne pas défaillir, pour tenir le coup, mais a été
complètement rassasiée, au-delà du nécessaire. Ainsi, Saint Luc nous
fait entrevoir que le Royaume de Dieu ne consiste pas en une petite
collation prise sur le pouce, un coupe-faim, un pique-nique « tiré
du sac », où chacun consomme ce qu’il a apporté, selon ses moyens.
Le Royaume de Dieu est au contraire notre participation en tant
qu’invités à un véritable festin, un banquet de noces !
Enfin,
ce
passage d’évangile nous enseigne que l’action de Dieu passe par notre
obéissance et notre confiance. « Donnez-leur vous-mêmes à manger ».
Jésus n’a pas dit : « attendez, vous allez voir, je vais leur
trouver de quoi manger ». Jésus compte sur nous pour être les
collaborateurs de son œuvre d’amour. Certes, les disciples ont d’abord
contesté, ne comprenant pas son intention : « nous n’avons
pas plus
de cinq pains et deux poissons. À moins peut-être d’aller nous-mêmes
acheter de la nourriture pour tout ce peuple. »
Mais Jésus insiste : « Faites-les asseoir par groupe de
cinquante environ ». Et là, sans comprendre davantage, ils
exécutent cet ordre. Ils obéissent aveuglément, parce que, bien qu’ils
soient dépassés par les événements, ils ont une confiance absolue en
leur maître. Et c’est justement parce qu’ils obéissent que le miracle
peut s’accomplir. Parce qu’ils font confiance et qu’ils acceptent de
laisser s’accomplir, par eux, l’action de Dieu. Ce ne sont pas les
disciples qui opèrent le miracle, même si ce sont bien eux qui font
asseoir les gens, et qui distribuent la nourriture. Ils se mettent au
service de leurs frères et de leurs sœurs en se mettant au service de
Jésus.
Vu
de l’extérieur, on pourrait croire que ce sont les disciples qui ont
réussi l’exploit de nourrir cette multitude. Les gens qui étaient
présents dans cette grande foule n’ont sans doute pas vu autre chose que
des disciples organisant la mise en rang et distribuant le pain et le
poisson à tout le monde.
De
même aujourd’hui, on pourrait croire en voyant agir les chrétiens dans
ces multitudes d’associations où ils sont présents, dans les services
d’Église, ou même quand ils agissent tout simplement, de manière
individuelle, humblement dans leur quotidien, auprès de leurs
proches ; on pourrait croire que ce sont eux qui opèrent tous ces
bienfaits : le soin des malades et des nécessiteux, l’amélioration
des conditions de vie, l’écoute et le service sous de multiples formes.
Mais nous, nous savons bien qui en est le véritable acteur. Le chrétien,
comme chacun des disciples de l’évangile, c’est celui qui sait qu’à
travers tout ce qu’il peut faire de bien autour de lui, c’est Dieu
lui-même qui est à l’œuvre. Ça fait toute la différence. Les œuvres
caritatives ne sont qu’en apparence des œuvres humaines. Elles sont en
réalité l’œuvre de Celui qui n’est que charité.
Voilà,
frères
et sœurs, de quoi alimenter notre méditation sur cet épisode si riche de
la multiplication des pains. Que cette méditation nous permette de mieux
comprendre qui est ce Dieu que nous célébrons, et qu’elle aide chacun de
nous à mieux discerner en quel domaine notre Père céleste attend notre
collaboration, pour que son règne vienne, que sa volonté soit faite sur
la terre comme au ciel !
Amen !