Frères et sœurs, vous l’avez compris : ce 24ème dimanche du TO tombe en même temps que la fête de la Croix Glorieuse que la liturgie a retenu pour aujourd’hui et dont les textes nous livrent quelques paradoxes, à commencer par l’évangile…
Première surprise : il est question de la Croix du Christ, et Jésus emploie pour en parler un langage extrêmement positif, on pourrait dire « glorieux ». D’une part, il emploie le mot « élevé » : « il faut que le Fils de l’Homme soit élevé » ; et d’autre part, cette croix qui est d’abord à nos yeux un instrument de supplice, de douleur, nous est présentée comme une preuve de l’amour de Dieu : « Dieu a tant aimé le monde »… Comment l’instrument de torture d’un innocent peut-il être glorieux ?
Deuxième surprise : le passage de Saint Paul que nous venons d’écouter à l’occasion de la fête de la Croix Glorieuse est aussi lu chaque année pour la fête des Rameaux : ce qui veut bien dire que ces deux célébrations ont un point commun, qui est le lien très étroit entre la souffrance du Christ et sa gloire, ou si vous préférez entre l’abaissement de la croix et l’exaltation de la résurrection.
Paul
fait très clairement ce rapprochement : « le Christ s’est abaissé
lui-même en devenant obéissant jusqu’à mourir et à mourir sur une
croix… C’est pourquoi Dieu l’a élevé au-dessus de tout. »
« C’est pourquoi » dit bien qu’il y a un lien très fort ; mais
ATTENTION il y a un piège : il ne faut à aucun prix lire ces phrases
de Paul en termes de récompense, comme si le schéma était : Jésus
s’est admirablement comporté et donc il a reçu une récompense
admirable ! Or, nous pouvons être tentés de faire cette lecture-là,
qui est complètement contraire à toute la Révélation ! Dieu est
amour, nous le savons bien, or l’amour ne connaît pas les calculs,
le donnant-donnant, ou alors ce n’est pas de l’amour ; même nous qui
ne savons pas très bien aimer, nous savons bien que l’amour est
gratuit… et que la merveille de l’amour de Dieu c’est qu’il n’attend
pas nos mérites pour nous combler. C’est en tout cas ce que les
hommes de la Bible ont peu à peu découvert, et donc je pense que,
pour être fidèle à ce texte, il faut le lire en termes de gratuité
et que, si comme nous le dit Paul, Jésus a beaucoup souffert puis a
été glorifié, ce n’est pas parce qu’en souffrant il aurait accumulé
suffisamment de mérites pour acquérir le droit d’être récompensé.
Oui, Jésus donne sa vie, c'est-à-dire Jésus fait de sa mort et de
ses souffrances un don. Il en fait cette offrande au Père, pour le
salut des hommes. Il en fait un acte du plus grand amour : "Il n'y a
pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime !"
(Cet amour qu'Il a mis au cœur de sa mort, comme au cœur de son
Incarnation, cet amour qui n'est pas seulement un sentiment humain
mais qui est l'amour même que le Christ voit en regardant le visage
de son Père, cet amour qui fait que le Père et Lui ne font qu'un,
qu'Il est dans le Père et que le Père est en Lui, cet amour est si
grand que non seulement il permet à Jésus d'offrir sa vie et sa
mort, mais encore il lui permet d'être vainqueur de la mort par la
puissance de cet amour.)
Troisième surprise, c’est le rapprochement avec le serpent de bronze ; si Jésus emploie cette image du serpent de bronze, c’est qu’elle était très connue de ses interlocuteurs mais elle ne nous est peut-être pas très facile à comprendre, parce que très loin de notre culture actuelle. Resituons donc très rapidement l’épisode du serpent de bronze extrait du Livre des Nombres : cela se passe dans le désert du Sinaï pendant l’Exode à la suite de Moïse. Les Hébreux sont assaillis par des serpents venimeux, et comme ils n’ont pas la conscience très tranquille, (parce qu’une fois de plus ils ont « récriminé ») ils sont convaincus que c’est une punition venant de Dieu ; ils vont donc supplier Moïse d’intercéder pour eux : « Le peuple vint trouver Moïse en disant : nous avons péché en critiquant le SEIGNEUR et en te critiquant ; intercède auprès du SEIGNEUR pour qu’il éloigne de nous les serpents ! »
Evidemment, aujourd’hui, nous ne dirions pas que les serpents sont une punition ; cette séquence : le peuple se conduit mal - donc Dieu punit - alors le peuple se repent - et Dieu passe l’éponge, nous paraît un peu surprenante ; nous avons eu plus de trois mille ans pour découvrir que les choses sont moins simples ; mais, à l’époque, c’est tout spontanément qu’on a dit « Dieu nous punit » ; justement, il est très intéressant de voir comment Moïse s’y prend ; il n’entre pas dans la discussion « est-ce que, oui ou non, les serpents sont une punition de Dieu ? » Comme d’ailleurs, quand on rencontre quelqu’un qui est dans la maladie ou le deuil, s’il est convaincu que tout cela vient de Dieu, la première urgence n’est pas de le dissuader. …/…
Car Moïse a déjà compris que la vraie vie, c’est de connaître Dieu, c’est-à-dire de lui faire confiance à tout moment. Alors il va prouver à ce peuple encore et toujours soupçonneux que Dieu ne demande qu’à le sauver. Pour éduquer son peuple à cette attitude de foi, Moïse s’appuie sur une pratique qui existait déjà bien avant lui; la coutume d’adorer un dieu guérisseur : ce dieu était représenté par un serpent de bronze enroulé autour d’une perche (sans le savoir, Moïse venait d’inventer à la fois le caducée et le vaccin !).
C’était ni plus ni moins une pratique magique : il suffit de regarder un objet magique, un fétiche et tout s’arrange ; ce que va faire Moïse consiste à transformer ce qui était jusqu’ici un acte magique en acte de foi. Pour cela, il ne brusque pas le peuple, il ne part pas en guerre contre leurs coutumes ; il leur dit « faites bien tout comme vous avez l’habitude de faire, mais moi je vais vous dire ce que cela signifie. Faites-vous un serpent, et adorez-le ; mais sachez que celui qui vous guérit, c’est le Seigneur, ce n’est pas le serpent ; ne vous trompez pas de dieu, il n’existe qu’un seul Dieu, celui qui vous a libérés d’Egypte. Quand vous regardez le serpent, que votre adoration s’adresse au Dieu de l’Alliance et à personne d’autre, surtout pas à un objet sorti de vos mains ». Moïse a donc transformé ce qui était jusqu’ici un acte magique en acte de foi.
Et ainsi, il fait comprendre au peuple que tout culte d’idole nous détourne du Dieu vivant et vrai, et que seule la vérité peut faire de nous des hommes libres ; et nous savons bien aujourd’hui que le culte excessif d’une personne ou d’une idéologie, fait aussi de nous des esclaves : il suffit de regarder tous les intégrismes, les fanatismes qui défigurent notre monde…
Et Jésus reprend cet exemple à son propre compte : « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’Homme soit élevé, afin que tout homme qui croit obtienne par lui la vie éternelle ».
En même temps qu’il fait un rapprochement entre le serpent de bronze élevé dans le désert et sa propre élévation sur la croix, il manifeste le saut formidable entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Jésus accomplit, certes, mais tout en lui prend une nouvelle dimension.
D’abord, dans le désert, seul le peuple de l’Alliance était concerné ; désormais, en lui, c’est tout homme, c’est le monde entier, qui est invité à croire pour vivre. Deux fois Jésus répète « Tout homme qui croit en lui obtiendra la vie éternelle ».
Ensuite, il ne s’agit plus de guérison extérieure : de même que, dans le désert, il suffisait de lever les yeux avec foi vers le Dieu de l’Alliance pour être guéri physiquement, désormais, il suffit de lever les yeux avec foi vers le Christ en croix pour obtenir la guérison intérieure. Il s’agit désormais de la conversion de l’homme en profondeur : l’homme est enfin convaincu de l’amour de Dieu pour lui… « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique : ainsi tout homme qui croit en lui ne périra pas, mais il obtiendra la vie éternelle ».
Il y a donc deux manières de regarder la croix du Christ : elle est, c’est vrai, la preuve de la haine et de la cruauté de l’homme, mais elle est bien plus encore l’emblème de la douceur et du pardon du Christ : il accepte de la subir pour nous montrer jusqu’où va l’amour de Dieu pour l’humanité. La croix, c’est le lieu même de la manifestation de l’amour de Dieu : « Qui m’a vu a vu le Père » avait dit Jésus à l’apôtre Philippe. Sur le Christ en croix, nous lisons la tendresse de Dieu, quelle que soit la haine des hommes. C’est pour cela qu’on peut dire que la croix est « glorieuse » : parce qu’elle est le lieu où se manifeste l’amour parfait, c’est-à-dire Dieu lui-même.
Que voyons-nous en effet quand nous nous tournons vers la croix ? Un Dieu assez grand pour accepter de se faire tout petit, assez grand pour continuer sa vie parmi les hommes malgré les incompréhensions et la haine, assez grand pour ne pas fuir devant ses bourreaux, assez grand pour pardonner du haut de la Croix, justement. Ceux qui acceptent de plier le genou devant cette grandeur-là sont pour toujours transformés.
Alors, quand nous traversons un désert de souffrance, de peur, de doute, comme les hébreux dans le désert, regarder la croix, c’est à la fois regarder le mal en face, le reconnaître comme ce qui nous torture, qui nous blesse et nous défigure, regarder nos peurs en face mais c’est aussi regarder Jésus qui nous fait signe et qui nous dit : « puisque je t'ai aimé jusque-là, tu peux me faire confiance, je ne te lâcherai pas, je ne t’abandonnerai pas, même dans les moments les plus difficiles. Oui regarde-moi dit Jésus, regarde Celui qui te tend les bras, alors, comme Marie au pied de la croix, tu verras la grâce de l’Amour de Dieu, un Amour qui veut te guérir de toutes tes blessures, de tous tes doutes, de toutes tes peurs … et même de la mort ! »
Amen
Patrick JAVANAUD, diacre permanent
14 septembre 2014
Paroisse St Matthieu sur Loire