Voici
une page d’évangile
qui pose une certaine difficulté, en particulier à celui qui doit
prononcer
l’homélie…
En
effet, nous est-il
possible de préférer Jésus à son père et à sa mère (en particulier
lorsque,
âgés, ils ont besoin de nous), à ses enfants, à son époux, à son
épouse ?
Lors d’un mariage sacramentel, peut-on dire au moment des
consentements :
j’aimerai toujours davantage le Christ que toi. Lorsque j’ai été ordonné
diacre, l’évêque ne m’a pas demandé de préférer le Christ à mon épouse…
Dans
ces conditions, être
disciple, est-ce donc vraiment possible pour nous ? La difficulté
concerne
en premier lieu les paroles de Jésus qui pose, pour le suivre, une forme
de
rupture avec les biens matériels (« renoncer à tout ce qui nous
appartient »),
et une préférence à son égard (et non pas une rupture avec ses proches
(ouf !)). N’est-ce pas cependant le discours de toute secte ?
Est-ce
opportun, à l’heure où l’unité de la famille est en souffrance ?
Avec ces
paroles, au cours de l’histoire, n’y a-t-il pas eu parfois une
hyper-valorisation
de l’abandon du monde et des siens pour tenter d’atteindre une forme de
perfection de vie, qui peut s’avérer être source d’un déséquilibre
affectif et
d’un rapport au monde un peu décalé ?
Avec
des interrogations
ainsi formulées, nous pouvons nous sentir désemparés, dans une impasse,
presque
devant un « impossible ». Être disciple à partir de cet appel
de
Jésus, cela ne m’est finalement guère accessible… Mais la Parole de Dieu
nous
invite à dépasser une résistance…
Comment
éviter cette
impasse qui peut être, déstabilisante, culpabilisante, voire délétère
dans nos
relations avec nos proches ? Et bien non pas en mettant en
concurrence, en
quelque sorte, le choix du Seigneur, avec les choix du monde, mais en
articulant,
en harmonisant ces choix.
Une
telle harmonisation,
une telle mise en cohérence, n’est pas un exercice d’acrobatie
intellectuelle.
Il s’agit, dans tout ce que nous faisons et dans toutes nos relations,
de s’enraciner
en Dieu sous le regard premier du Christ.
Il
ne s’agit donc pas de
mettre en parallèle le Christ et « le reste », en se disant
que si
l’on choisit l’un des deux chemins, on abandonne l’autre. Soit le monde,
soit
le Seigneur, en quelque sorte. Il s’agit plutôt de mettre en série ce
désir de
Dieu, de suivre le Christ, et notre attachement à œuvrer dans le monde.
Car
comme nous le lisons dans l’évangile de Jean (Jn 3, 17) :
« Dieu n'a
pas envoyé son Fils dans le monde pour qu'il juge le monde, mais pour
que le
monde soit sauvé par lui ».
J’emploierais
ici
volontiers une formule bien connue, en la transposant à l’évangile du
jour :
tout à Jésus par le monde, tout au monde pour Jésus.
Tout
à Jésus par le
monde : le Christ est la pierre angulaire sur laquelle s’appuient
notre
vie et notre agir. Cependant, on ne peut pas rejoindre Jésus, être son
disciple, en dehors du monde. Être disciple du Christ, comme il nous le
demande, c’est agir dans le monde en fixant notre regard et notre élan
toujours
vers le Seigneur, dans sa direction, sur le chemin qu’il a emprunté
avant nous.
Même si l’on dévie, on fera tout pour y revenir : chemin d’amour,
d’amitié, d’empathie, de service, d’écoute, de considération… envers
chacune et
chacun rencontré.
Agir
dans le monde ne
signifie donc pas considérer le monde comme auto-suffisant, car le monde
ne
s’est pas créé lui-même, le monde n’a aucun sens sans son créateur
(l’alpha) et
son terme (l’oméga), attirant tout à lui à travers l’immense labeur de
la
matière depuis des milliards d’années, de la vie, de l’humain, jusqu’à
la
moindre parcelle de notre champ d’action personnelle et collective. Tout
à
Jésus par le monde.
Mais
aussi, tout au monde
pour Jésus : car si le Christ nous dit que le monde est à sauver,
c’est
qu’il compte sur nous pour nous investir dans ce monde, pour nous y
consacrer
(j’ose utiliser ce verbe), bien sûr chacun selon nos capacités et nos
possibilités, en maintenant le cap vers le Seigneur. Vous me direz que
c’est
titanesque, hors de portée, surtout compte tenu de mes déviations, de
mes
crises, de mes pesanteurs, de mes morts, du mal et du péché que je
commets.
Oui, nous sommes devant ce très grand mystère selon lequel pour
rejoindre le
Seigneur, la vie, notre vie, ne peut pas s’empêcher librement de
chercher,
d’explorer, d’avancer, avec cette liberté qui peut l’entraîner en dehors
de la
trajectoire divine, parfois même en marche arrière. C’est d’ailleurs
bien pour
cela, que Dieu s’est incarné en Jésus-Christ, pour nous éclairer le
chemin, nous
tendre la main, nous inviter à le suivre, comme si, en s’approchant du
terme
d’un voyage éprouvant, un guide venait à notre rencontre pour le suivre.
Tout
au monde pour Jésus.
Cette
harmonie possible
entre être disciple du Seigneur et s’impliquer dans le monde et dans la
relation aux autres, est rendue possible par la Sagesse, dont notre
première
lecture fait écho, et dont je reprends quelques affirmations :
« nous
avons peine à nous représenter ce qui est sur terre et nous trouvons
avec
effort ce qui est à notre portée ». Oui, on ne trouve pas sans
effort…
Cela
dit bien qu’il faut
s’investir, avec effort, dans le monde. Et le Seigneur nous invite à
prendre
notre temps pour agir… s’asseoir avant de construire la tour… (de nos
jours,
c’est difficile !) et comme il pourrait l’ajouter aujourd’hui
« ne
pas cliquer trop vite ». C’est bien cela, être dans le monde et y
agir. On
ne peut pas agir sans aimer le monde. Et Dieu a tant aimé le monde qu’il
a
envoyé son Fils… pour que les sentiers des habitants de la terre
deviennent
droits et l’homme puisse être sauvé, ajoute le livre de la Sagesse.
C’est bien
cela, agir dans le monde pour aller vers celui que nous préférons, le
Christ.
Oui, tout à Jésus par le monde. Tout au monde pour Jésus.
Christophe
DONNET
Paroisse Saint-Étienne Saint-Benoît. Diocèse de
Saint-Étienne
4 septembre 2022.